CHAPITRE PREMIER
Il s’écoula une bonne demi-heure avant qu’Amory reprenne péniblement conscience et se persuade qu’il appartenait toujours au monde des vivants ; la première fois où il avait tenté de soulever ses paupières une douleur si aiguë avait traversé son crâne qu’il était retombé dans un semi-coma jusqu’à ce que les ondes térébrantes s’apaisent peu à peu. Maintenant la souffrance était devenue supportable, l’étau se desserrait, il pouvait ouvrir les yeux et contempler d’un regard encore brouillé le cadre peu hospitalier au sein duquel il se retrouvait. Il était allongé sur le sol boueux au pied d’un chêne massif et, juste au-dessus de lui, une trouée dans la ramure secouée par un vent rageur laissait voir un pan de ciel obscurci par de lourds nuages noirs échevelés sous le fouet de la bourrasque, vision dantesque que les dernières lueurs du crépuscule rendaient encore plus lugubre. Frissonnant sous une brusque rafale de pluie glacée, Amory se releva lentement, s’adossa au chêne en tâtant d’une main inquiète l’énorme bosse surgie en plein milieu de son sinciput, et les traits réguliers de son visage juvénile se déformèrent dans une grimace née bien moins de la douleur que de la rage d’être aussi stupidement tombé dans l’embuscade des brigands de grands chemins.
On le lui avait pourtant bien dit, lors de sa précédente halte dans ce petit village, que la forêt de Sanert avait mauvaise réputation et qu’elle servait de repaire à une bande de détrousseurs. Le temps se gâtait et la nuit était proche, mieux valait pour lui s’arrêter, dormir dans une grange en attendant le lendemain et l’occasion de se joindre à l’escorte de la première diligence passant en direction de Lutis. Mais quand on a vingt-deux ans et qu’on se nomme le chevalier Amory d’Arbel, quand on vient de parcourir sans incident deux cents lieues depuis sa lointaine province pour atteindre la capitale du royaume, on ne va pas se laisser aller à écouter les racontars de paysans pusillanimes. Le bourg de Mollond n’était plus qu’à cinq lieues, derrière cette forêt, il y arriverait avant qu’il fasse vraiment noir et il y trouverait une bonne auberge où passer une nuit confortable. Demain, il quitterait ses vieux vêtements de route pour endosser le beau costume presque neuf rangé dans son portemanteau et trotterait gaiement durant la dernière et brève étape pour faire en plein midi son entrée dans la ville de ses rêves, Lutis où la fortune l’attendait. Sans hésiter davantage, Amory avait piqué droit sur la chaussée grise qui s’enfonçait dans l’ombre des bois épais.
Il avait déjà franchi les trois quarts de la forêt lorsque, dans le détour d’un vallon, l’agression s’était produite, tout s’était passé si rapidement qu’il n’avait eu le temps d’esquisser la moindre défense. Une corde brusquement tendue à mi-hauteur entre deux troncs l’avait arraché de sa selle en même temps qu’un homme juché sur une branche avait dégringolé sur lui, l’écrasant au sol et lui assénant un coup de gourdin qui l’avait instantanément envoyé au pays des songes. Combien étaient-ils ? Amory n’en avait pas la moindre idée, tout au plus estimait-il maintenant que sa brutale mise hors de combat avait été en définitive une bonne chose ; les brigands n’auraient pas hésité à l’égorger s’il avait manifesté une légitime réaction. Ils s’étaient contentés de le laisser pour mort sur le terrain et il fallait en effet que les os de son crâne soient d’une exceptionnelle solidité pour que ce ne fut pas le cas, heureusement il était bien vivant quoique en piètre situation : cheval, bagages, bourse, tout avait disparu, même ses bottes et son manteau. Certes, il n’était pas bien riche en quittant le manoir natal, sa fortune se limitait à la dizaine d’écus légués par son père et qui devaient lui suffire pour vivre à Lutis en attendant le brevet d’officier des Gardes auquel sa naissance lui donnait droit, mais maintenant il était vraiment réduit à l’état le plus misérable qui se puisse concevoir. Il n’avait plus pour toute richesse que l’épée dont il n’avait pas pu se servir et que les brigands, lui avaient laissée par dérision et une petite pièce d’argent demeurée par hasard dans sa ceinture. Peut-être lui suffirait-elle pour louer un mauvais cheval au relais de Mollond qui n’était plus qu’à une lieue de distance, mais que ferait-il en arrivant dans la capitale, totalement démuni ? Même sa lettre de recommandation destinée au capitaine des Gardes avait disparu. Et puis, rejoindre Mollond à pied alors que la nuit était déjà presque là et que la pluie et le vent commençaient à se déchaîner… Dans l’état de faiblesse où il se trouvait, c’était une épreuve dépassant ses forces. Resserrant le col de sa trop mince casaque, Amory fit quelques pas en jetant un coup d’œil autour de lui, poussa un soupir de soulagement en apercevant sur la gauche de la route déserte une clairière imprécise au fond de laquelle se dessinait vaguement une cabane à demi ruinée, un abri de bûcherons. Le refuge paraissait vraiment primitif, du moins il offrirait un minimum de protection et peut-être serait-il possible d’y allumer un feu en attendant la fin de la nuit sans trop grelotter, demain le soleil reviendrait et tout irait mieux.
D’un pas encore incertain, le chevalier se mit en marche au travers de l’espace dénudé, parcourut une moitié de la distance en trébuchant sur les souches dissimulées sous les hautes herbes. Les quelque deux cents mètres qu’il devait franchir devenaient d’instant en instant plus pénibles, le coup asséné sur son crâne le privait de ses forces plus qu’il ne l’aurait cru, sa tête bourdonnait et il commençait même à éprouver de bizarres hallucinations ; sa vision se troublait : le rideau de pluie qui s’abattait à une vitesse de plus en plus accrue semblait étrangement se teinter devant lui de reflets violacés, comme si, dans la pénombre accrue, chaque goutte était devenue lumineuse et en même temps émettait un grésillement inaccoutumé, un bourdonnement comparable à celui d’un essaim d’abeilles, en tombant de cette sorte de halo.
L’état d’Amory était plus grave qu’il ne l’avait jugé à son réveil, le délire causé par la fièvre devait s’emparer de lui puisqu’il voyait et entendait des choses qui n’existaient pas ; il était vraiment temps qu’il puisse s’allonger sous ces quelques planches afin de goûter un sommeil réparateur. Il serra les dents, avança encore, droit au travers de cette aura irréelle qui se refermait sur lui quand tout à coup, une véritable déflagration accompagnée d’une éblouissante lumière l’enveloppa, lui arrachant un cri de terreur involontaire. Une fraction de seconde plus tard, il avait à nouveau perdu toute conscience et s’abattait comme une masse, mais avant de s’effondrer dans le néant, une ultime image s’était gravée dans ses rétines, une image impossible qui n’avait pu naître que dans un cerveau profondément lésé.
Une grande salle étincelante de clarté avec, de tous côtés, des meubles de métal où brillaient de petites lumières multicolores et, au centre, debout sur le dallage bleu et blanc, trois silhouettes à forme humaine vêtues de longues blouses vertes, qui le regardaient tomber.
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Le professeur Brag n’Var était accoutumé à réagir rapidement, il ne lui fallut pas plus de trois secondes pour atteindre la console du tableau de commande de la Porte et couper le contact. Il se pencha un instant pour examiner le corps inerte étendu à ses pieds, se redressa vers ses assistants encore figés par la stupéfaction.
— Il semble que cette fois nous avons vraiment réussi une expérience positive, fit-il d’un ton allègre. Jusqu’à présent nous n’avions obtenu qu’une assez riche variété d’insectes, quelques petits rongeurs et deux ou trois oiseaux, mais voici un spécimen infiniment plus intéressant, ne croyez-vous pas, Erm’hon ?
— Je ne puis que rendre hommage à la justesse de vos théories, patron, répondit l’interpellé. Le sujet qui vient de franchir le seuil présente indiscutablement une morphologie humanoïde et le fait qu’il porte des vêtements prouve qu’il a atteint un certain stade de civilisation.
— N’était-ce pas logique ? Deux univers parallèles ne sont séparés l’un de l’autre que par une différence de paramètres limites, mais leur origine est commune et l’écoulement du temps demeure aussi un facteur commun. Il devait donc nécessairement exister dans le même secteur paraspatial une ou plusieurs planètes ayant atteint un stade d’évolution analogue au nôtre. Nous avons eu la très grande chance que le faisceau de déphasage atteigne l’une d’entre elles.
— Après seulement deux années de tentatives, c’est un résultat remarquable ! Nous savions que l’autre monde recelait la vie et que son biotope était pareil au nôtre, puisque toutes ces bestioles aventurées au travers de la Porte avaient survécu, mais voici devant nous la preuve que l’homme y est également apparu.
Shann, la jolie assistante, secoua sa chevelure cuivrée.
— J’étais sûre que cela arriverait un jour, je ne puis dire à quel point je suis heureuse d’avoir été présente à ce premier succès. Mais si j’en juge par le costume rustique de notre nouvel hôte, la civilisation à laquelle il appartient n’est sûrement pas aussi avancée que la nôtre.
— Que représentent quelques siècles sur un demi-milliard d’années, Shann ? Ses semblables connaissent non seulement le tissage des étoffes et le travail du cuir mais aussi l’art des métaux : regardez l’arme qu’il porte, cette longue lame de bon acier dans le fourreau fixé à sa ceinture. Il n’y a pas si longtemps que nos ancêtres en utilisaient de semblables pour lutter les uns contre les autres.
— Vous avez raison, patron. Mais pourquoi ce jeune homme ne se réveille-t-il pas ? Il n’est pas mort, on le voit respirer… Je comprends que le choc du passage l’ait légèrement traumatisé, pourtant les quelques animaux recueillis au cours des précédentes expériences ont très rapidement réagi ; vous vous souvenez de ce petit quadrupède qui courait partout dans le laboratoire et que nous avons eu tant de mal à rattraper ?…
— Je crois que l’état de choc est antérieur, voyez la grosse bosse sur son crâne et ses cheveux poissés de sang. Portez-le sur la table d’examen et soumettons-le au champ de narcose pour prolonger son sommeil, nous le dévêtirons et nous pourrons plus commodément procéder à une première étude psycho et physio.
Au bout d’une heure durant laquelle de multiples appareils d’analyse et de sondage furent mis en œuvre, le professeur Brag n’Var fit la somme des enregistrements, s’absorba quelques minutes dans ses réflexions, s’adressa à nouveau à ses assistants.
— En fonction de ce que nous savons maintenant, j’estime qu’il est improbable que nous trouvions un meilleur sujet que celui-ci pour la suite de nos investigations. Notre faisceau est trop erratique et il semble bien de surcroît qu’il aboutisse dans un lieu très peu fréquenté. Nous risquerions d’attendre indéfiniment jusqu’à ce qu’un autre humanoïde s’aventure juste dans l’espace délimité, et rien ne prouve qu’il serait plus intelligent que celui-ci qui possède déjà un acquit vraiment plein d’intérêt. Nous allons donc le placer dans le métamorphiseur.
— Sans le réveiller au préalable ? interrogea Shann.
— A quoi bon ? Non seulement nous le guérirons de son traumatisme crânien qui est presque une fracture, mais nous imprimerons dans son cerveau un ensemble de données – langage en particulier – qui lui permettront de nous comprendre. Il sera ainsi un peu des nôtres et deviendra un véritable lien avec son monde parallèle.
— Mais le métamorphiseur le transformera dans son organisme interne sur plus d’un plan ?
— Et alors ? Ça ne lui fera pas de mal ! Son foie est passablement déficient, ses molaires sont cariées, un de ses poumons présente une tache… Tant qu’à faire un rééquilibrage neuroglandulaire, allons jusqu’au bout, y compris les facultés particulières dont sa race paraît dépourvue. Il m’est venu une idée en ce qui le concerne, je suis sûr qu’elle vous intéressera.
Le corps toujours inerte d’Amory passa sur un chariot qui glissa automatiquement au long des couloirs et des allées du campus jusqu’à un autre laboratoire situé dans la section de Biodynamique de l’Institut de Physique Transcendantale, petite annexe de soixante hectares érigée tout au bord des falaises dominant le golfe d’Émeraude. Ce nouveau local était de dimension aussi grande que le précédent, mais il semblait à première vue beaucoup plus petit tant étaient nombreux les appareillages hautement sophistiqués qui s’entassaient de tous côtés : carters de machines bourdonnantes, armoires des ordinateurs d’enregistrement et de contrôle, consoles, tableaux, tous reliés par un fouillis de câbles et de tubulures à la grande cuve centrale de cristal transparent dont la forme évoquait celle d’un sarcophage futuriste. Lorsque le chariot vint s’immobiliser parallèlement à ce bac, le professeur et ses adjoints étaient déjà là, venus directement par le réseau du téléporteur et, sans perdre un instant, ils conjuguèrent le rythme de leurs gestes précis pour activer l’équipement du métamorphiseur. Un invisible champ de négativation souleva la forme rigide du gisant, le déplaça latéralement jusqu’à ce qu’elle se trouve à la verticale de la cuve puis, comme autant de serpents attirés par leur proie, des dizaines de tentacules descendirent du plafond pour venir enserrer la forme inconsciente, se plaquant sur la bouche et les narines, s’insinuant entre les cuisses, encerclant le crâne et le thorax, ceinturant l’abdomen. Presque inaudible, une modulation à très basse fréquence naquit dans l’air et, emprisonné comme dans un cocon aux innombrables ramifications argentées, le corps du chevalier commença à descendre doucement, atteignit la surface du liquide rouge et visqueux enfermé dans les parois transparentes, continua à s’enfoncer jusqu’à immersion complète et demeura comme suspendu à mi-profondeur, masse oblongue désormais à peine discernable dans son aquarium rubescent. Brag n’Var vérifia attentivement les rangées d’oscilloscopes et de cadrans, émit un soupir de satisfaction.
— La mise en animation suspendue se déroule très normalement, énonça-t-il. Comme on pouvait s’y attendre et comme le premier examen nous l’a confirmé, l’organisme de notre sujet est basalement semblable au nôtre, le processus s’accomplira sans incident. Dans une centaine d’heure le cycle sera terminé. D’ici là, relayez-vous auprès de lui pour surveiller la programmation des diverses imprégnations et, quand il ressortira, transportez-le dans une chambre isolée du pavillon des convalescents, nous assisterons ensemble à son réveil. A quoi pensez-vous, Shann ? Vous avez l’air hypnotisée par un spectacle qui vous est pourtant familier.
— Je ne puis m’empêcher de me demander ce qu’il peut ressentir là-dedans, murmura la jeune femme. Quand la chrysalide se transforme en papillon, elle sait ataviquement qu’elle doit franchir ce stade, mais lui…
— Comme dans l’exemple que vous venez de citer – le passage du stade larvaire à celui de l’imago chez les lépidoptères – notre patient va franchir tout un palier d’évolutions, mais il ne peut le savoir actuellement puisque sa conscience n’est plus en lui, elle est en train de se transférer sur les cristaux des enregistreurs et son ego a cessé d’exister jusqu’à sa reconstitution. Peut-être, probablement même, éprouve-t-il une souffrance à l’échelon cellulaire, mais il n’en sait rien et il lui sera impossible par conséquent de s’en souvenir ; il n’y aura pas traumatisme psychique. Il y a une heure encore c’était un habitant d’un monde parallèle, dans quatre jours et demi, il sera un homme en qui se rejoindront deux univers.